La veille au soir je suis passé dans la rue de l’église, à peu près où habite monsieur Cordero, on tirait des fusées vertes, il y avait un rappel qui se faisait dans le parc des Sœurs, c’était certainement la troupe allemande, les soldats qui étaient un peu perdus, à part cela on ne s’était aperçu de rien.
Le soir, avant cela, ma mère m’avait dit « demain matin à 6 heurs il va falloir que tu partes avec un cheval, le père à Totor (M. Lavendy ) va y aller aussi ; on est réquisitionné pour conduire un canon qui se trouve à l’intersection de la route de Vers » (où habite M. Caron). Il y avait un canon de l’armée allemande qui était là, pour l’emmener où je ne sais pas, il y avait sûrement d’autres cultivateurs réquisitionnés, j’ai l’impression que chaque cultivateur devait au moins fournir un cheval et quelqu’un pour conduire le cheval.
Le lendemain matin (jour de la libération ) sur le coup de 5 heures et demi, ma mère me réveille et me dit : » va voir monsieur Lavendy, cette nuit j’ai entendu crier, parler, courir dans les rues, ça n’a pas arrêté « .
Je suis parti pour aller voir monsieur Lavendy (Totor, lui, était S.T.O), quand je suis passé devant l’école le canon était arrivé à l’endroit où on fait le stand de tir, il y avait la troupe allemande autour, il y avait 2 sentinelles au petit portillon de la cour de l’école, ils m’ont regardé passer.
Arrivé chez Totor, la grand-porte était fermée, j’ai frappé, il est venu ouvrir, je lui ai dit : « alors qu’est-ce qu’on fait ? « . Il me dit « surtout ne sors pas ton cheval perce que les Anglais sont à Marseille en Beauvaisis ».
Alors j’ai voulu revenir, le virage était beaucoup plus accentué que maintenant, la route était beaucoup plus étroite, quand j’ai voulu repasser, les allemands ont claqué leur culasse et il ont baragouiné quelque chose, je me suis recollé au mur vite fait et suis retourné à la grand-porte et j’ai dit « ouvrez ! ouvrez ! ils vont me tuer ».
Monsieur Lavendy faisait un petit pipi sur son tas de fumier, il m’a ouvert et par le trou de la grange, dans le paillis, nous sommes restés là un petit peu à regarder et on a compté 29 allemands qui se sauvaient vers Vers par la route du bas, on a bien pu les compter, ils traînaient leur capote.
Il me dit « mon vieux t’es passé par une belle porte » et j’ai supposé que ces sentinelles n’avaient pas eu ordre de tirer pensant que j’étais peut-être avec un groupe de F.F.I. Ces Allemands partis je me suis dit : » je vais aller dire quoi à ma mère « .
Je suis donc reparti par le jardin de monsieur Lavendy et aussitôt (c’est incroyable !) que j’ai mis le pied sur les 2 bastings pour traverser le petit fossé, wouff, on aurait juré que c’était moi qui déclenchait ! C’est le canon qui a sauté en deux temps, il est passé un madrier au moins à 80 cms, 1m de moi, il est retombé dans la cour de ferme en 2 fois (quand j’étais passé les Allemands étaient affairés à ce truc là ). Ils ont fait sauter la culasse et l’embouchure, après c’était un calme formidable après une déflagration comme cela, après j’ai traversé la route de Plachy (l’endroit de la maison de madame Réjane Farcy) il y avait des orties, une haie, qui à l’époque n’était pas coupée, je passe un peu les barbelés, la haie et j’entends un bruit de moteur, je regarde, c’était une 302 Peugeot, je la verrai tout le temps, il y avait un chauffeur au volant, un officier sorti par le toit ouvrant avec revolver au poing, la voiture marchait en première, alors il surveillait, j’étais comme un garenne bloqué dans les orties à 15 mètres environ.
Croyez-moi ! quand cela s’est passé, je suis rentré par derrière la cour de ferme, je me suis mis à la cave et je regardais par le soupirail, on voyait encore des Allemands qui traînaient, qui venaient du hangar des Sœurs, ils ne savaient plus où aller, ils paniquaient, ils auraient bien pu, par ce soupirail, même pour se désarmer, lancer une grenade.
Avec tout cela il était environ 8 heures et demi, 9 heures moins vingt, les gens commençaient un peu à sortir et disent : « les Anglais sont sur la route de Beauvais », et là, j’ai l’impression que le village s’est scindé en deux parce que ceux du coté de la route de Conty sont montés sur la route de Beauvais et ceux de la Garenne sont partis sur la gare de Bacouel.
Donc nous sommes arrivés sur la route de Beauvais, mon père couchait en cabane parce qu’il y avait un troupeau de moutons à la ferme et il était parti parqué au dessus de la route de Beauvais au chemin des postes. Alors il y avait des Anglais qui passaient, des G.M.C. qui s’arrêtaient et ils versaient de l’essence sans entonnoir, incroyable ! alors que nous tous nous en avons manqué, ils y avait des jerricans pleins qui étaient balancés. Et là mon père me dit : « tu sais depuis 4 heures du matin je bois du thé avec les Anglais ». La nuit, les yeux des moutons sont phosphorescents, alors les Anglais se sont donc approchés avec des chenillettes une ou deux ont fait le tour et mon père s’est mis sur le bord de sa roulotte et ils ont compris.
Ce que j’ai vu après : il y avait des prisonniers SS ; ils leur faisaient faire leur trou, leur tombe, ça je les ai vus juste dans la pièce de terre avant de prendre la route de Beauvais sur la gauche, et croyez moi ! vous savez les pelles de terre ne remontaient pas vite. Quand les trous ont été faits, à demi-faits ! là, un grand coup de pied au derrière ; (il y en avait une vingtaine) ils les ont fait courir, on les voyait courir encore jusqu’à Buyon. Et ils ont soigné un Allemand, (je ne sais pas si c’était un SS ) sous une tente, ils l’ont fait boire un petit peu, ils lui ont donné une dernière cigarette, il est décédé là , il avait été enterré à 20 mètres de la route de Beauvais sur la droite.
Tout cela a demandé un petit peu de temps et je ne sais plus à quelle heure, et -je cherche dans ma mémoire- et je pense que c’est M. Descouture pourtant il n’était pas maire (le maire c’était M. Adeleine, on ne l’a même plus revu à Bacouel après ce jour là).
Donc je me souviens on a eu ordre d’aller à la mairie chercher des fusils pour aller garder les prisonniers allemands blessés qui étaient dans le pavillon chez les Sœurs, il y en avait je crois 27, c’étaient des grands blessés.
Il y avait le fils (on a toujours dit que c’était le fils d’un instituteur de Salouel ?) qui était de la Résistance et qui tournait comme cela dans les villages. Vers 1 heure du matin il est venu dans un GMC avec un soldat de la Libération, un Anglais je crois, et puis on en a monté à 7 dans le GMC pour les amener à l’hôpital d’Amiens et ils les ont opéré dans les sous-sols de l’hôpital sous des lampes à carbure, il y avait 2 à 3 cms de sang par terre, j’en ai vu là trois allongés ouverts.
J’étais donc resté au pavillon avec le mari de Simone Bocquillon, je ne sais plus si on a fait deux voyages, mais je me souviens fort bien, il y en avait un qui avait le pied complètement sectionné et la chair était remontée, on voyait l’os au moins sur 15 cms, il demandait « à boire! à boire ! « .
Les Anglais étaient là, ils étaient à la gare de Bacouel, ils étaient un peu partout et puis après ils sont descendus dans la vallée (pour moi la troupe allemande s’est trouvée bloquée), il y en avait partout, cela surprenait car on les croyait le matin à Marseille en Beauvaisis et en réalité à 4 heures ils étaient là.
Ce qui est officiel aussi c’est à Plachy-Buyon : à la grande porte mitoyenne avec le café quand vous partez dans Plachy, les Allemands allaient fusiller 11 personnes de Plachy, ils étaient là alignés devant la grande porte, ils étaient déjà avec leurs bras en l’air, ils ont eu un facteur chance ! !
Une chenillette (un petit char anglais) qui a descendu, venant de la route de Beauvais, les Anglais ont donné un coup de mitrailleuse et tous se sont ventilés, les gars n’ont pas été tués (dont un oncle à madame Bultel qui était garde champêtre).
C’était des représailles pour un officier allemand qui avait été tué dans les bois (il faudrait que je m’assure de l’endroit) entre Taisnil et Prouzel, ça été fait 8 jours avant, ils avaient eu l’ordre par monsieur Robine, un grand résistant (c’est ce qu’on m’a dit, je n’y ai pas assisté), monsieur Robine aurait dit à ses gars du coin : « vous savez, la libération approche, tuer un homme n’est pas si facile que cela, il faudrait vous apprendre ».
Il y avait des prisonniers, algériens, je crois, à Taisnil qui venaient prendre des soins dentaires au pont de Plachy chez monsieur Dubreuil, un officier allemand les accompagnait à pied de Taisnil à Plachy. Deux gars se sont mis à l’affût et on tué l’Allemand, les prisonniers ont paniqué et sont venus droit chez le dentiste.
Les Allemands ont cerné Prouzel, ils ont ramassé des hommes et ont demandé aux prisonniers de désigner ceux qui avaient tué » sinon c’est vous qui serez fusillés « . Il y avait un gars qui était en vélo avec sa plaque d’identité sur son vélo, un Delahaye qui, lui, a été pris. Il y avait un nommé Germain de Prouzel, ce gars là n’est pas rentré à Prouzel, il y en avait un autre, monsieur Courtois qui lui ressemblait beaucoup de taille, de corpulence, lui, cet homme, ne savait rien et a été pris et un troisième et d’autres. Donc les prisonniers ont dû désigner en disant » oui lui, peut-être lui … » mais les Allemands ne se sont pas gênés : de deux ils en ont pris trois. Cà s’est passé où habite monsieur Smartch, c’était la commandanture, monsieur Delahaye le frère d’André habitait juste en face, sa dame avait fermé les volets mais ils ont entendu hurler jusqu’à 1 heure du matin, on n’a jamais retrouvé les corps. Dans ce local au fond de la cour, monsieur Smartch m’a dit qu’il y avait encore du sang aux poutres quand il avait acheté la maison.
Donc, en plus, les Allemands voulaient encore 11 otages. Il y a un frère à madame Brassart de Bacouel qui a été fusillé avec monsieur Delahaye.
Pendant l’occupation, les troupes allemandes ne posaient jamais longtemps, il y en avait à la cantine rue des deux ponts, il y en avait rue de l’église (là où se trouve actuellement la maison de monsieur Baum), au 15 grande rue, à la Ferme, il y en avait trois ou quatre, ils réquisitionnaient une pièce et d’un seul coup ils repartaient au combat.
Un jour, il y avait des wagons de cailloux à décharger, ils cherchaient du monde, et passaient dans les fermes, ils enfonçaient leurs baïonnettes dans les planches pour découvrir ceux qui se cachaient pour ne pas y aller.
Il y avait aussi le couvre-feu, si on rentrait trop tard on se faisait ramasser, un oncle à Christiane Duhamel est resté toute une nuit à genoux sur une règle, il s’en est souvenu.
Ce qui a fait aussi un charivari : c’est monsieur Trèfle qui habitait l’école, le matin de la libération il a ouvert son volet en se levant et clanc ! une balle est rentrée dans le volet.
C’étaient les Allemands qui se trouvaient dans le parc des Sœurs, ils y en avait même dans les pommiers. Ils ne savaient plus où se mettre. La Résistance en a cueilli aussi dans le souterrain chez les Sœurs.